03 janvier 2006


REPONSE A NICOLAS BAVEREZ SUITE A UN ARTICLE DU POINT DU 28 OCTOBRE 2005
(réponse envoyée au journal par courrier)


Paris, le 14 novembre 2005

Monsieur Nicolas BAVEREZ
« LE POINT »
74, avenue du Maine
75682 PARIS CEDEX 14

Monsieur,

J’ai lu avec un grand intérêt votre article dans Le Point du 28 octobre dernier concernant « La tentation protectionniste ».

Pour avoir récemment créé au sein du Sénat un groupe de travail sur la « Préférence Européenne » et sur les discriminations dont sont victimes nos entreprises dans cette mondialisation inéquitable qui est la nôtre, je dois vous avouer ma stupéfaction quant aux erreurs d’appréciation historiques et politiques que vous semblez prendre pour des vérités d’évidence.

Tout d’abord, je vous rappelle que dans un article du 23 juin dernier du Point également, vous approuviez la notion de « Préférence Européenne », qui est, sauf erreur de ma part, une mesure économique à 100 % d’ordre protectionniste…

En 4 mois vous avez donc réussi à approuver une chose et son contraire, ce qui constitue pour moi une première surprise.

Autre surprise, et de taille… : Conclure, comme dans le premier paragraphe de votre article, que c’est parce que la France serait protectionniste que notre croissance est mauvaise et notre chômage si élevé…

Je pensais, sans doute naïvement, que le taux d’ouverture de la France (30 %) était bien supérieur au taux d’ouverture de l’économie américaine que vous vénérez (15 %) et que ceci suffisait à démontrer que notre économie était loin d’être « protectionniste »…

Je croyais également naïvement que la parole de M. Peter Mandelson, Commissaire européen à la concurrence, qui déclarait récemment que l’Europe était le « marché le plus ouvert du monde », constituait une preuve suffisante de l’absence de protectionnisme dans notre économie.

Cette déclaration – tout à fait exacte - a pourtant un corollaire logique : elle montre que les pays que vous semblez considérer comme ouverts et libéraux (U.S.A. et pays émergents en tête, dans votre Panthéon personnel) ne le sont en fait pas du tout, et manipulent quotas, droits de douane, entraves au commerce ou aux investissements stratégiques, normes spécifiques, non pas de manière « exceptionnelle », comme vous l’affirmez, mais de manière massive et permanente.

Seule notre vieille Europe, conseillée par quelques experts omniscients, considère qu’une ouverture totale est le nec plus ultra de l’économie moderne.

Mais le plus grave n’est pas là…

La partie la plus faussée de votre raisonnement est de s’appuyer sur des données historiques erronées, concernant notamment les années 1930, mais aussi en mettant dans le même sac méprisant les oeuvres de Colbert, de Méline ou de Keynes.

Rappelons, si vous le voulez bien, la vérité historique en commençant par le début, c’est-à-dire le 19ème siècle…

La Grande-Bretagne a effectivement supprimé, progressivement, de 1842 à 1849, l’essentiel de son arsenal douanier, notamment sous l’impulsion de l’industriel Cobden et du Premier Ministre Peel.

Ce traité de libre-échange est signé avec la France et la Russie de manière totale ou presque. Le Japon de l’ère Meiji et l’Allemagne du Zollverein ne le signent que formellement, laissant les intérêts nationaux guider les tarifs douaniers. L’Amérique nordiste, qui venait de triompher du sud cotonnier et libre-échangiste, ne le signe pas du tout…

La Grande-Bretagne avait signé ce traité car elle avait, durant un demi siècle, protégé ses industries, et disposait d’une avance technologique forte qui contrebalançait le différentiel de coût du travail en faveur de la France. Le libre-échange servait donc là aussi les intérêts nationaux de la Grande-Bretagne.

Suite à la libéralisation des échanges, la croissance s’est ralentie durant la phase « libérale » : 0,2 % par habitant vers 1868-1890, contre 1,1 % 25 ans auparavant (phase protectionniste pré libre-échangiste) et 1,5 % après (phase poste libre-échangiste). Ces données sont disponibles dans l’ouvrage de Paul Bairoch (commerce extérieur et développement économique).

Finalement, même en Grande-Bretagne, la croissance a fini par se tasser et elle s’est laissée dépasser par les nations protectionnistes, Allemagne puis Amérique…

L’épisode Méline, que vous mentionnez, est la conséquence de ce tassement de croissance dû au libre-échange…

Concernant la crise des années 30, les années 1927 à 1929 furent, contrairement à ce que vous affirmez, des périodes de libéralisation des échanges suite aux recommandations de la S.D.N. en 1927.

Par la suite, dans les années 1930, les politiques protectionnistes ont permis le retour de politiques expansionnistes (Keynésiennes dans la terminologie actuelle) qui ont permis un retour modéré à la croissance et une réduction du chômage.

L’image négative du protectionnisme durant cette époque provient du fait qu’une des économies importantes, l’économie allemande a pratiqué un protectionnisme « militaire » qui a fait par la suite 60 millions de morts.

Mais nous devons reconnaître néanmoins que les politiques monétaires, budgétaires ou salariales expansionnistes n’avaient pas atteint en 1939 le niveau qu’elles ont atteint entre 1945 et 1975 et qui nous ont valu les « 30 Glorieuses ».

Actuellement, nous sommes en train de vivre la 3ème édition des erreurs libre-échangistes du passé.


Deux courbes observent en effet un parallélisme parfait, y compris pour l’économie américaine : la courbe de la montée des échanges avec les pays à bas salaires depuis 1974 et la courbe de la baisse de la croissance dans les pays développés.

Je vous fais remarquer que les taux de croissance dans les pays « riches » ont fondu en 30 ans.

La fabuleuse croissance mondiale que vous annoncez (4 %) prend en compte arithmétiquement la croissance du P.I.B. chinois, qui correspond mécaniquement à cette captation de richesse.

Le jeu mondial, si on considère les 3 grands blocs « riches » (U.S.A., Europe, Japon), est un jeu gagnant/perdant avec une petite particularité néanmoins qui trouble la vision, et qui est celle de la croissance américaine essentiellement d’origine financière et spéculative.

La cause de la crise que nous connaissons depuis 30 ans est une cause pourtant archiconnue depuis les années 1930, mais que nous refusons de voir car elle est beaucoup plus lente qu’auparavant et masquée par quelques résultats économiques locaux qui ont tous des causes spécifiques et souvent inimitables, (lorsqu’elles ne sont pas mensongères comme la politique de l’emploi dans les pays d’ Europe Nord qui consiste à donner une autre dénomination au statut de chômeurs).

Le libre-échange, en rabotant les salaires au moins disant social, empêche la consommation de croître au même rythme que la production. D’où un déficit de demande qui nuit finalement à la croissance.

Empiriquement, la loi de Jean-Baptiste Say sur la fameuse « offre qui crée sa propre demande » n’a jamais été vérifiée…

Marx l’avait compris mais avait proposé une solution fausse.

Seul Keynes avait compris que le problème du capitalisme était la hausse parallèle de la demande et de l’offre, ce que ne permettait pas le 19ème siècle dominé par la pensée anglaise libre-échangiste, et qui s’est terminé par la grande crise de 1929 (résolue par le protectionnisme d’avant et d’après guerre).

Si j’ai tenu à vous faire cette longue réponse c’est non seulement parce que vous avez été un des premiers il y a 10 ans à dénoncer la politique suicidaire menée par Jean-Claude Trichet, mais également parce que bon nombre de vos analyses sont souvent très justes et argumentées.


C’est avec plaisir que je me tiens à votre disposition pour discuter de ce sujet qui est non seulement passionnant mais aussi dramatiquement brûlant car le libre-échange est en train de fragmenter non seulement les économies mais aussi la cohésion nationale comme nous le montre la crise des banlieues.

Je vous prie de croire, Monsieur, en l’assurance de ma parfaite considération.



Jean Paul VIRAPOULLÉ
Sénateur de la Réunion